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LA GRÂCE DE PHIA MÉNARD

16 juin 2020 Anna SCHMUTZ

Il y a quelques années de cela, j’ai découvert Phia Ménard grâce à son inoubliable solo P.P.P. Ce jour-là, avant le début du spectacle, Phia Ménard s’est adressée à nous. Je ne sais si elle l’a fait avant chaque représentation de P.P.P.

Elle arrive sur scène, longue silhouette musculeuse, à la fois présente et éthérée. D’une voix claire mais émue, elle parle sobrement des ils qui deviennent des elles, des elles qui deviennent des ils. De la difficulté de se faire accepter. Elle se tait, sort de scène. Fin du préambule. Quelque chose en nous, spectateurs, a commencé. L’écoute s’est modifiée. Le regard aussi. Si nous étions là pour consommer agréablement un spectacle comme cela arrive parfois, c’est foutu, c’est foutu parce que nous allons vivre cette expérience théâtrale entre terreur et éblouissement.

Phia Ménard danse sous d’énormes boules de glace qui tombent des cintres de manière aléatoire. Parfois, ces masses glacées la frôlent de quelques centimètres et explosent sur le sol avec fracas. Parfois, elle attrape cette glace dans sa chute et jongle avec elle. Sans s’arrêter. Sans commenter. Phia danse, Phia ondule, Phia jongle, elle évolue sur le plateau avec une grâce infinie alors que cet environnement, somptueusement glacé et glaçant, ne cesse de la menacer, alors que nous, spectateurs, tremblons et haletons dès qu’un bloc se détache. Mais elle est là, imperturbable, jonglant et ondulant, belle et courageuse. Fragile aussi. Vulnérable. Il n’y a ni mots ni pathos, juste ce corps mutique qui danse, qui jongle et qui, parfois, se fige dans une solitude tragique.

Ce soir-là, sortant au moins partiellement de mon ignorance par la grâce d’un spectacle, j’ai compris que cette réalité que je croyais étrangère à moi-même et marginale, résonnait en moi de manière à la fois intime et universelle. Phia Ménard, artiste transgenre, était devenue en une heure l’incarnation poétique d’un idéal. Un idéal existentiel. Parce qu’elle osait danser avec l’adversité pour exprimer sa vérité, son désir. Parce qu’elle déployait grâce et humour en plein déchaînement d’hostilités. Incarnation d’une présence au monde rêvée et fantasmée. Incarnation d’un courage existentiel radical. Le courage de passer à l’acte pour vivre son identité autrement que comme une somme d’assignations (assignation à vivre selon son genre bien sûr mais aussi selon sa religion, son milieu social, sa communauté, toutes ces choses qui peuvent être structurantes comme aliénantes suivant la manière dont on les vit). Vivre son identité comme une création libre et dénuée de tout clivage, de toute dualité. La vivre comme une œuvre en devenir, un appel à l’expression la plus consciente et intime de soi.

Prenez soin de vous,

Anna SCHMUTZ

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